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A la prison d’Abidjan, le parcours tortueux de Yacou le Chinois

Plongée dans des prisons d’Afrique (5/7). Comment la vie du parrain de la maison d’arrêt d’Abidjan s’entremêle avec les convulsions politiques de la Côte d’Ivoire.

Le 20 février 2016, Facebook et YouTube se faisaient l’écho de la mort de Yacou le Chinois, tué le matin même. Les jours suivants, la presse écrite ivoirienne relayait à son tour l’information. Gravement blessé au poumon lors d’un échange de tirs entre détenus et gardes pénitentiaires dans la cour de la prison, il a finalement été achevé d’une balle dans la tête. La énième mutinerie à laquelle ce dernier vient de participer à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (MACA) signe la fin de son règne sur la prison.

Depuis août 2011, date de la réouverture de la MACA, suite à sa rénovation par l’Etat ivoirien, Yacou le Chinois défraye la chronique et les réseaux sociaux. Une vidéo postée sur YouTube le 23 janvier 2016 et intitulée « Yacou chinois, toute la vérité sur ma personne », et qui résonne aujourd’hui comme un testament, totalise un an plus tard plus de 370 000 vues. Yacou le Chinois a été le véritable chef de la prison, le parrain de la MACA. Il a également exercé une fascination certaine dans l’opinion publique ivoirienne et au-delà.

A la tête du « gouvernement » de la prison

En parallèle de l’administration officielle, Yacou le Chinois, condamné à vingt ans de prison pour braquage de banques avec violences, dirige littéralement la prison avec l’aide de son « gouvernement ». Ce dernier se compose d’un adjoint et d’une armée d’obligés, ses « éléments ».

Certains sont chargés de maintenir l’ordre, les « requins », d’autres sont responsables soit d’un bâtiment, d’un étage ou d’une cellule. Les agents pénitentiaires en effet n’interviennent pas à l’intérieur des édifices et se contentent au mieux d’une présence dans la cour. Les transactions sont également garanties par un « notaire » dans chaque unité. Yacou et ses éléments décident de l’attribution des cellules, organisent les divers trafics qui irriguent l’économie informelle de la prison (drogues, téléphones, trafics d’influence), avec la complicité d’acteurs au sein de l’administration pénitentiaire comme hors de la prison. Ils revendiquent le maintien de la bonne moralité des prisonniers en débusquant et condamnant les pratiques homosexuelles, assurent ostensiblement l’entretien d’une armée de « valets » – détenus sans soutiens extérieurs qui assurent l’entretien des locaux (hygiène, corvée d’eau, cuisine). Yacou collecte, via ce « gouvernement », les taxes payées par les détenus pour se voir attribuer une cellule.

Cette double gouvernance de la prison s’observe dans d’autres lieux de détention sur le continent africain et ce dès la période coloniale. Mais ce phénomène est particulièrement développé à la MACA.

Comment comprendre que ce personnage ait suscité un tel engouement médiatique ? Que révèle sa mort sur l’évolution de la Côte d’Ivoire quelques années après la fin du conflit postélectoral qui a opposé l’ancien président, Laurent Gbagbo, à l’actuel chef de l’Etat, Alassane Ouattara ? Pour tenter de répondre, il faut revenir à la biographie de Yacou le Chinois dans laquelle s’entremêlent grand banditisme et politique sur fond de guerre civile.

Homme de main de Wattao

De son vrai nom Yacouba Coulibaly, Yacou le Chinois reçoit son sobriquet en raison de ses yeux légèrement bridés. Condamné à une première peine de prison en 2010 pour vol aggravé, il s’évade rapidement. L’année suivante, il s’engage au plus fort de la crise postélectorale dans les FRCI, les forces loyales à Alassane Ouattara, l’actuel président. Il reprend alors les braquages et les agressions à Abidjan. Il est à nouveau arrêté en 2011, condamné à vingt ans d’emprisonnement, et retourne à la MACA, désormais rénovée. Affecté au bâtiment C, celui des longues peines, et auréolé d’une solide réputation, il devient le chef du « gouvernement » interne de la prison.

C’est aussi grâce à ses liens avec le pouvoir ivoirien qu’il parvient à imposer son autorité dans l’établissement. Différentes sources s’accordent pour dire qu’il avait pour mission de surveiller les détenus pro-Gbagbo. D’ailleurs, de nombreux meurtres de détenus lui seraient imputés ainsi qu’à ses éléments.

Il est aussi très attaché à Wattao, auprès de qui il s’engage en 2011. Wattao, de son vrai nom Issiaka Ouattara, est alors un des commandants de zone (com-zone) des FRCI. Sous-officier au début du conflit, il devient chef de guerre puis est nommé à l’issue du conflit commandant de la sécurité des quartiers sud d’Abidjan et chef des opérations du Centre de coordination des décisions opérationnelles (CCDO).

Cette unité d’élite créée par le président Ouattara et composée de 750 hommes (issus des forces de police et de l’armée) est placée sous la tutelle directe du ministère de l’intérieur qui l’accueille dans ses locaux. Elle a vocation à encadrer la sécurité des sites stratégiques, la lutte contre le grand banditisme et le terrorisme, à garantir le maintien de la sûreté de l’Etat, à assurer une activité de renseignement et à intervenir dans la gestion des catastrophes naturelles. En outre, Wattao est également commandant en second de la garde républicaine. Mais sa réputation est sulfureuse et il est accusé, y compris dans le cadre d’un rapport de l’ONU publié en avril 2013, d’être l’un des acteurs du non-respect de l’embargo sur l’exportation de diamants. Malgré ses amitiés avec le premier ministre Guillaume Soro, il est accusé de malversations et de divers trafics en 2014.

L’El Capo de la maison d’arrêt

En juillet 2014, il est démis de ses fonctions de commandant de la sécurité d’Abidjan-Sud et de chef du CCDO. Peu avant les élections du 25 octobre 2015, l’Etat ferme une mine d’or qu’il possède dans la région de Daloa, prenant ainsi ses distances avec un allié turbulent. Il est envoyé au Maroc d’où il revient en juin 2015 avec un diplôme d’état-major marocain et ne conserve aujourd’hui que son poste de commandant en second de la garde républicaine. Yacou le Chinois ne sort pas indemne de la désaffection de son mentor.

Avant la chute de Wattao, les rumeurs allaient bon train sur ses liens avec le nouveau pouvoir en place et sur le soutien qu’il recevait directement de ce dernier. Ils lui permettaient de mener grand train en prison et de développer impunément divers trafics.

Les détenus rapportent, par exemple, qu’il serait arrivé à Yacou le Chinois de se rendre en boîte de nuit depuis la prison avec Wattao…

Les détenus rapportent, par exemple, qu’il serait arrivé à Yacou le Chinois de se rendre en boîte de nuit depuis la prison avec Wattao… Que l’information soit vraie ou pas importe peu ici ; elle montre bien la protection dont Yacou était censé bénéficier. Il gagne le surnom d’El Capo pour sa mainmise sur la circulation de drogues dans l’établissement et ses nombreuses conquêtes féminines. La capacité de Yacou le Chinois à se jouer des frontières (physiques ou statutaires) témoigne de son pouvoir. Il reçoit des détenues dans le bâtiment des hommes alors qu’elles n’y ont officiellement pas accès, il entretient financièrement ses « fiancées » alors qu’il est incarcéré… De surcroît, certaines d’entre elles travaillent comme agents de l’administration pénitentiaire de la MACA.

Dans la prison, Yacou le Chinois est en permanence accompagné de ses « bons petits », éléments dévoués à sa cause et dans une relation de clientèle avec lui. Dans le vocabulaire de la prison, les « bons petits » sont des détenus dans une relation de services auprès d’un prisonnier plus puissant. Ils font la lessive, cuisinent, parfois procurent des services sexuels contre une garantie de protection, de la nourriture, des produits d’hygiène. Yacou le Chinois est également suspecté du meurtre de ceux refusant de lui prêter allégeance. Ces derniers, condamnés pour atteinte à la sûreté de l’Etat, sont pour la plupart d’anciens supporteurs de Laurent Gbagbo. D’aucuns estiment que Yacou était en fait missionné par ses anciens camarades de combat pour surveiller leurs agissements.

Yacou devient gênant

Mais depuis l’arrivée de Yacou le Chinois à la MACA, la nation ivoirienne a changé de paradigme. A la menace ressentie par le pouvoir d’une mobilisation toujours possible des partisans de Laurent Gbagbo a succédé une politique de reconstruction nationale et de pardon, confirmée par l’orientation donnée au second mandat du président Ouattara débuté en octobre 2015, vers une consolidation de la paix. L’enjeu d’un meilleur fonctionnement de la justice et de la fin du sentiment d’impunité doit permettre d’assurer la stabilité politique du pays alors que les investisseurs étrangers s’intéressent à nouveau à la Côte d’Ivoire. Le souci affiché pour la réconciliation, consolidé par la mise en place d’un ministère de la solidarité de la cohésion sociale et de l’indemnisation des victimes, est censé rassurer les investisseurs.

Le pouvoir désire à présent donner l’image d’un pays apaisé pour conforter l’intérêt dont témoignent bailleurs internationaux et investisseurs privés pour la Côte d’Ivoire. L’image de Yacou le Chinois, qui incarne l’impunité du pouvoir et l’impossible réconciliation, jette le discrédit sur l’Etat ivoirien. Il devient donc gênant, à l’instar de son mentor Wattao.

Si, en 2012, l’administration pénitentiaire ivoirienne avait bien tenté de le faire incarcérer dans une autre prison, au camp pénal de Bouaké, Yacou, à peine transféré et confiant dans le soutien dont il bénéficiait, avait pu obtenir son retour à la MACA en appelant ses éléments à se mutiner. Soulèvement qui se solda par la mort d’un gardien.

Sa dernière tentative

Le 17 décembre 2015, Yacou organise un « travaillement », une distribution ostentatoire d’argent à ses obligés, au sein de la prison. Cet événement est retransmis sur YouTube. Les images montrent Yacou le Chinois, entouré de sa suite portant des tee-shirts à son nom et distribuant des billets tout en tenant un téléphone portable dernier cri.

Yacou le Chinois a réussi à faire peindre une fresque sur l’un des murs de la cour sur laquelle on peut lire encadré par deux colombes portant un rameau d’olivier : « Yacou la paix. »

Ce « travaillement » a lieu lors d’un concert organisé par une ONG au sein de la prison et que Yacou s’approprie et transforme en fête d’anniversaire. Le spectacle consacre la fin d’un chantier de peinture décorative mis en place par l’ONG avec les détenus. Il a réussi à faire peindre une fresque sur l’un des murs de la cour sur laquelle on peut lire encadré par deux colombes portant un rameau d’olivier : « Yacou la paix. » Cette action a été précédée par la diffusion d’un message sur YouTube, dans lequel il se posait en défenseur de la paix citant Mandela et en s’affichant auprès de détenus pro-Gbagbo faisant son éloge.

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Des prisonniers expliquent à des journalistes comment ils ont tenté de s’échapper de la MACA, en novembre 2006.

A cette époque, Yacou le Chinois sait qu’il a perdu ses soutiens au sein du pouvoir. Ainsi, trois jours avant son décès, le 17 février 2016, alors que je lui propose de réaliser un entretien, il refuse de se plier à l’exercice, arguant qu’il a été trop exposé ces derniers temps, qu’il est très sollicité mais qu’il doit faire profil bas.

Suite à l’affaire de l’anniversaire de Yacou, le régisseur est renvoyé et son remplaçant met en place une politique de non-compromission avec les détenus. Il ne veut pas négocier avec Yacou et espère lui faire accepter un transfert. Sans succès. Le blocage dans la relation de collaboration au cœur de la délégation du gouvernement se traduit également depuis par l’absence d’émissions de bons de sortie vers des centres de santé pour les détenus malades avec des conséquences fatales pour certains. Quelques jours avant la mort de Yacou le Chinois, la rumeur d’une mutinerie circule encore dans la prison.

Une journée de mutinerie

Le 20 février 2016, un nouveau détenu entre en conflit avec un gardien, lors de sa fouille au greffe et se fait battre. De jeunes détenus, qui assistent à la scène depuis la cour centrale, ramassent des cailloux et les jettent sur les gardiens qui répliquent par des coups de feu. Yacou le Chinois saisit alors l’occasion et sort du bâtiment C armé d’une Kalachnikov et d’une arme de poing.

Dans les récits de la mutinerie recueillis le lundi suivant l’événement, une grande partie des détenus, qu’ils aient été parmi ses éléments ou qu’ils aient subi son joug, insistent sur l’image héroïque d’un Yacou affrontant seul les gardiens, lourdement armé et bardé d’amulettes lui assurant l’invulnérabilité.

Il fait d’abord reculer les gardiens vers le greffe avant de retourner dans le bâtiment C. Sur la route, il s’arrête pour toucher le corps d’un détenu tué par les gardiens. Mais selon une règle commune dans l’usage des amulettes d’invincibilité, il ne faut pas toucher le corps d’un défunt au risque de voir la protection devenir inopérante.

Les éléments de Yacou le Chinois s’engagent également dans la bataille et bientôt un homme tire sur les gardiens depuis le toit du bâtiment B. Yacou ressort et reçoit une balle dans le flanc.

Il est abattu d’une balle en pleine tête. Dans le but de désacraliser celui qui régna sur la prison, son corps est exposé totalement nu.

Il est rapatrié dans le bâtiment C, puis ses éléments, face à la gravité de sa blessure, le déposent au greffe. Là, il est abattu d’une balle en pleine tête. Dans le but de désacraliser celui qui régna sur la prison, son corps est exposé totalement nu. La photo de sa dépouille circule abondamment sur les réseaux sociaux.

Après la mutinerie, on compte dix morts parmi les détenus, un parmi les gardiens et une vingtaine de blessés. Il faudra trois jours pour que l’administration organise enfin le transfert des blessés à l’hôpital. Les survivants sont ensuite envoyés séparément dans diverses prisons de Côte d’Ivoire. Dans le même temps, la MACA est fouillée, les cellules mises à sac et des armes sont retrouvées (dont cinq Kalachnikov et deux pistolets). Des objets magiques, qui appartiendraient à Yacou le Chinois, sont également déterrés dans la cour près du bâtiment C.

Issiaka Ouattara, dit Wattao, après une période de mise à l’écart, a reconquis des espaces de pouvoir dans l’appareil sécuritaire ivoirien. Il a été promu commandant de la garde républicaine à la faveur des mutineries de janvier.

La mort de Yacou le Chinois traduit un changement de paradigme dans l’exercice du pouvoir ivoirien. Le braqueur devenu soldat des Forces nouvelles a finalement été immolé sur l’autel de la réconciliation nationale ivoirienne. Ce sacrifice vient rappeler que la prison constitue une formidable chambre d’écho des enjeux qui traversent les sociétés, en Afrique comme ailleurs.

Par Frédéric Le Marcis, professeur en anthropologie sociale à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon, laboratoire LADEC (FRE 2002, Lyon 2, ENS de Lyon, CNRS).

Groupe de recherche constitué en 2015, financé par l’Agence nationale de la recherche (2015-2019) et codirigé par Frédéric Le Marcis (ENS de Lyon, Triangle) et Marie Morelle (Prodig, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne), Ecoppaf se place dans une double perspective : l’étude du quotidien carcéral et celle des sociétés africaines.

De Cotonou à Yaoundé, d’Abidjan à Douala en passant par les prisons rurales éthiopiennes, Bénin City au Nigeria et Ouagadougou, ces sept articles vous feront découvrir, au travers de témoignages inédits, des lieux d’enfermement, des parcours de vie de prisonniers et de gardiens singuliers. Un panorama de la privation de liberté qui permet d’engager la réflexion sur les droits humains, la réforme des Etats en Afrique et les enjeux de démocratisation qui vont de pair avec la lutte contre les inégalités.

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