Malgré une croissance exceptionnelle depuis cinq ans, les recettes néolibérales du président Ouattara ne profitent pas à tous les Ivoiriens. La corruption généralisée et les difficultés de la vie quotidienne, dues notamment à la hausse des prix du logement ou de l’électricité, nourrissent un violent mécontentement.
Cela fait longtemps que Drissa ne sursaute plus lorsque passent à toute allure les convois ministériels. Le jeune homme semble ne plus entendre le vacarme quotidien des sirènes de leurs escortes. En équilibre précaire sur son tabouret déglingué, il est en revanche devenu incollable sur chacune de ces voitures de luxe «Land Rover, BMW, Bentley et même Porsche Cayenne version 4×4», récite-t-il le regard pétillant. Il voit désormais défiler des dizaines de modèles par jour. Depuis son petit kiosque de bois posé sur le trottoir de la commerçante rue des Jardins, dans le quartier chic de Cocody à Abidjan, il vend journaux, cigarettes et quelques bonbons depuis neuf ans.
Il était déjà là en 2011 et se souvient parfaitement de ces longues journées de printemps où, en pleine crise post-électorale, les tirs dans les rues alentours l’avaient contraint à ne pas travailler. Depuis, il a vu le calme revenir, les villas huppées revêtir une couche de peinture fraîche, et de nouveaux immeubles sortir de terre. De grands travaux ont été lancés dans le pays, un immense pont et des autoroutes ont été construits. En seulement quelques années, fort d’un des plus forts taux de croissance au monde (8,5 % en moyenne depuis 2012), le pays est redevenu incontournable pour les investisseurs. Après une décennie de crise achevée en une guerre qui a fait 3 000 morts, la résurrection ivoirienne ne cesse d’être vantée. Mais ces dernières semaines, le tableau idyllique s’est noirci. A nouveau, Drissa a vu les rideaux de fer de la rue des Jardins baissés. L’agitation habituelle s’est tue. Seul le supermarché est resté ouvert, au soulagement de familles venues y faire des stocks d’eau et de riz. Pendant quelques heures, le 6 janvier, la peur s’est réinstallée. «Cela a fait remonter de mauvais souvenirs», raconte Drissa.
«Argent bouffé»
A 350 kilomètres plus au nord, à Bouaké, des militaires sont alors en train de se mutiner. Ils réclament le versement de primes et des augmentations de salaires. Rapidement, ils sont suivis par les soldats de plusieurs autres villes, dont Abidjan, la capitale économique. Tous sont d’anciens membres de la rébellion qui a soutenu le président élu (Alassane Ouattara) contre le président sortant (Laurent Gbagbo) lors de la crise post-électorale et expliquent se sentir «oubliés» par celui qu’ils ont aidé. «Nos hommes politiques ne s’imaginent pas le mécontentement. Le vrai problème, c’est que certains ne sont là que pour s’enrichir. Certains chefs ont bouffé tout l’argent et nous ont oubliés», explique aujourd’hui avec aigreur l’un des mutins. Pour calmer la colère, le président Ouattara se plie aux revendications et promet à 8 500 militaires une prime de 12 millions de francs CFA (18 300 euros) chacun. Les soldats baissent les armes mais, loin d’apaiser le pays, l’épisode a ouvert la boîte de Pandore et révélé un profond malaise social. Dix jours plus tard, à Yamoussoukro, dans le centre de la Côte-d’Ivoire, d’autres militaires se soulèvent. Une révolte qui fait quatre morts. Ce sera ensuite au tour des gendarmes et des pompiers.
Désormais, des images de motos dernier cri circulent sur les réseaux sociaux ivoiriens. Les mutins de Bouaké viennent de toucher 5 millions de francs CFA (7 600 euros), la première partie de la somme qui a leur a été promise, et flambent au volant de leur nouvel engin. Ils se sont rués sur les modèles indiens et chinois. Mais la fronde a gagné d’autres secteurs de la société. Dans les campagnes, les producteurs de noix de cajou – dont le pays est désormais le premier exportateur mondial – exigent une revalorisation du prix d’achat de leurs fruits. A Abidjan, ce sont les fonctionnaires qui sont décidés à se faire entendre. Ils viennent de conduire une grève particulièrement longue, paralysant toute la fonction publique. Le mouvement n’a été suspendu que dans l’attente des résultats des négociations.
«On ne s’en sort plus»
«On a été révoltés de la célérité avec laquelle le gouvernement a cédé aux mutins. Ça fait des années qu’on est mécontents, mais cette fois-ci on a décidé de ne pas se laisser faire», explique Théodore Gnagna Zadi, le président de l’intersyndicale. Professeur de lettres modernes en fin de carrière, il gagne 450 000 francs CFA (686 euros) par mois, un bon salaire dans le pays où le revenu minimum est de 91 euros. «Même nous, on ne s’en sort plus. Les prix des logements ont doublé !» s’écrit-il. «Ceux qui sont en haut s’enrichissent mais nous, en bas, on s’appauvrit. Ce que vivent les Ivoiriens, c’est une bombe, une bombe sociale», prévient-il.
Le «miracle» économique du pays reste un mirage pour beaucoup d’Ivoiriens. Malgré la croissance, le taux de pauvreté n’a que légèrement reculé, de 51 % en 2011, il était encore de 46 % en 2015. Déjà l’année dernière, la Banque mondiale alertait dans un rapport : «Le principal défi pour la Côte-d’Ivoire, et pas des moindres, est la croissance partagée. L’expérience internationale rappelle qu’il ne suffit pas de croître vite, encore faut-il croître juste.»
«On assiste à une crise du modèle économique d’Alassane Ouattara et de sa politique néolibérale», analyse le politologue ivoirien Rodrigue Koné. Selon lui, cette grogne sociale n’a rien d’étonnant. Une première alerte avait retenti en juillet. A l’annonce de la hausse du prix de l’électricité, plusieurs villes s’étaient enflammées. A Bouaké et Yamoussoukro déjà, des manifestations avaient dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre et en pillages.
«La douane, un cauchemar»
«Le problème, c’est que la corruption est partout et qu’elle rend impossible la redistribution de la richesse», estime le politologue. Du policier qui accepte un billet et oublie l’amende au professeur qui se fait payer ses bonnes notes, le système est omniprésent. Selon plusieurs entrepreneurs, la corruption n’a cessé d’augmenter ces dernières années. «La douane est un cauchemar. Au port, ils trouvent toujours quelque chose, tu n’as pas le choix sous peine de voir tes marchandises bloquées pendant des mois», témoigne l’un d’eux. Les pots-de-vin qu’il doit verser ont plus que quadruplé en cinq ans. «De nombreux Ivoiriens ont l’impression que ce sont toujours les mêmes, issus d’une petite caste, qui profitent de la richesse», poursuit Rodrigue Koné. «Beaucoup ont le sentiment de voir renaître le système de Houphouët-Boigny [le premier président ivoirien, ndlr] dans lequel l’Etat est aux mains de quelques grandes familles. C’est un retour en arrière.» L’instauration d’une vice-présidence et d’un Sénat par la nouvelle constitution votée à l’automne n’a fait que renforcer le sentiment d’une hausse des privilèges.
Avec son petit kiosque de la rue des Jardins, Drissa gagne 70 000 francs CFA (106 euros) «les bons mois». Mais il ne se plaint pas. Contrairement à certains de ses voisins, il a échappé aux «déguerpissements». C’est le nom qu’ici on donne à la politique menée par le gouvernement dans certains quartiers pauvres, jugés dangereux, exposés aux inondations ou aux glissements de terrain. Certaines maisons sont alors détruites à coups de bulldozers et leurs habitants mis à la porte, souvent sans qu’aucune solution d’hébergement ne leur soit proposée. C’est ainsi qu’un matin, Doudou a vu sa précaire maisonnette réduite en miettes. Avec son mari et ses quatre enfants, elle a quitté la chic rue des Jardins. Chez elle, ce n’était pas grand mais «au moins, c’était en dur», fait de parpaings et de tôles, raconte-t-elle. Pour poser ses quelques affaires, elle n’a trouvé qu’une baraque en lisière d’Abidjan, au bout d’une piste défoncée où ne s’aventurent ni bus ni taxis.
Pour ces murs faits de bâches de plastique et de morceaux de bois, elle paie 13 000 francs CFA chaque mois. A l’intérieur, la chaleur est étouffante mais «le reste est devenu trop cher», explique-t-elle. «Avant on était pauvre, maintenant c’est la misère», dit cette femme au regard fier. «On voit l’argent partout, mais qui en profite ? Maintenant, mon fils dit qu’il veut faire de la politique, pour être riche !»
Anna sylvestre treiner