La dernière sortie du président Bédié continue de faire jaser. Le parrain de l’ivoirité vient encore de rater une occasion dorée de se taire. Aurait-il voulu être ridicule qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Au plan politique, plus qu’une erreur, c’est une faute, dirait Talleyrand. En effet, cette sortie malencontreuse de l’Empereur (Napoléon Bonaparte est un des surnoms du jeune Bédié) met à mal la posture de son allié Guillaume Soro dont la récente campagne dans le nord a porté sur le thème de l’égalité des citoyens ou plutôt des ethnies contre le tribalisme supposé du RHDP (le pouvoir doit rester au nord).
En ravivant les vieilles formules xénophobes comme « l’Ivoirien est étranger chez lui », Bédié achève de convaincre que le chien ne change jamais sa manière de s’assoir. Mais, en concentrant toutes les attaques contre lui n’oublie-t-on pas les causes structurelles? Comment se fait-il que l’opposition étrangers-ivoiriens revient-elle constamment au cœur de l’actualité? Chassez le naturel et il revient au galop, me direz-vous. Mais pourquoi est-ce si naturel pour les ivoiriens? là réside la question. Pourquoi n’apprenons-nous pas les leçons de notre histoire? La réponse est simple : parce que nous ne la connaissons pas. Les rapports tendus entre ivoiriens et étrangers ne sont pas nouveau (1) et la référence ethnique a toujours été la ressource majeure de légitimité politique (2). Il est temps d’en sortir (3).
1. Rapport tendus entre ivoiriens et étrangers
Il faut se défier, disait Sénèque, des esprits qui ne voient que ténèbres dans leur époque et se réfugient soit dans un paradis perdu, soit dans un futur idéal. La xénophobie, pour répugnante qu’elle soit, n’en ait pas moins ancienne en Côte d’Ivoire. C’est dès l’époque coloniale que se signalent les premiers mouvements xénophobes. L’un des pionniers en la matière fut l’Union fraternelle de Côte d’Ivoire (UFOCI) créée en 1929. Ce regroupement composé essentiellement de personnes de l’ethnie Agnis se croyait supérieur aux autres africains qu’il désignait par les termes « Kanga ou Kossia » ou encore « citoyens 46 ». Il sera à l’origine des premières émeutes contre les Dahoméens en 1938 (Bernard Dadié, 1981).
En 1958, deux jeunes activistes, Christian Groguet et Pépé Paul, créent la Ligue des originaires de Côte d’Ivoire (LOCI). Leur cible, les dahoméens et les Togolais qu’ils accusent de faire main basse sur l’administration. À l’époque, le gros des fonctionnaires de la colonie de Côte d’Ivoire provenait du Dahomey, surnommé à juste titre le quartier latin africain. Le LOCI suscitera la crise des 24 et 25 octobre 1958. 6500 Dahoméens, 4500 Togolais, 4500 Nigérians et 1500 Ghanéens seront dépouillés de tout et entassés, femmes, enfants et vieux, sur le vieux port d’Abidjan pour être évacués vers Lomé et Cotonou (Grah Mel, 2010). En 1980 des émeutes anti-mauritaniennes forcent près de 1500 Mauritaniens à se réfugier dans leur ambassade. Les Burkinabés subiront le même sort en 1985. Dans les années 1990 et dans l’indifférence totale une guerre sourde opposant Sénoufo et éleveurs Peuls dans la région de Dikodougou fera un nombre considérable de morts.
En 1993, se sera le tour des Ghanéens, consécutivement au match de football opposant l’Asec d’Abidjan à l’Ashanti Kotoko de Kumassi, de subir la furia populaire. En 1998, éclate les émeutes sanglantes de Tabou entre Ivoiriens et Burkinabés. La liste n’est pas exhaustive. Bref, contrairement à ce que croit certains esprits candides, les tensions intercommunautaires sont antérieures à 2002, même si elles sont devenues, à la faveur de la crise, plus régulières et plus funestes. Ainsi, aussi loin qu’on remonte dans le temps, la Côte d’Ivoire s’est construite autour de tensions entre ivoiriens et étrangers et entre autochtones et allogènes ponctuées de brèves éruptions de violence.
La raison se trouve dans la genèse du pays. En effet, dès l’origine, le colonisateur a bâti son projet économique sur les cultures d’exportation et une main-d’œuvre étrangère aux zones de production du Sud. Ainsi, les régions du Sud vont accueillir un grand nombre de population venu du nord du pays et au-delà et ayant pour ciment la langue Dioula. « Ces allogènes », pour utiliser un vocabulaire barbare, vont permettre le développement prodigieux des villes. Installés grâce à la bienveillance du colon, ils auront une communauté de destin avec lui, se rangeant au besoin à ses côtés pour combattre les révoltes autochtones, et suscitant ainsi de fort ressentiments qui ne se sont jamais éteints. De plus, leur nombre croissant a toujours entretenu chez les peuples du Sud la hantise d’une dépossession et d’une perte de pouvoir. Ainsi, durant l’époque coloniale, pendant que se jouait sur scène l’opposition colonisateur-colonisés, ville coloniale et ville indigène si bien dépeinte par Frantz Fanon et Albert Memmi, se jouait dans les coulisses de l’histoire, à l’intérieur de la ville indigène, l’opposition entre autochtones et allogènes qui allait structurer pour longtemps les rapports politiques postindépendances, avec pour enjeu le remplacement du colonisateur sur les plans politiques et économiques.
La référence ethnique au centre des enjeux politiques en Côte d’Ivoire
L’ethnie a toujours été au fondement de la légitimité du pouvoir en Côte d’Ivoire moderne. Dans la nomenclature coloniale, les peuples islamisés du Nord étaient plus ‘’civilisés’’ que les peuples du centre, lesquels étaient préférables aux peuples de l’ouest, réputés ‘’belliqueux et sauvages’’. Une idéologie bien assimilée par le président Houphouët qui affirmait : « la société baoulé à laquelle j’appartiens était moins évoluée que les sociétés soudanaises, mossis ou wolofs où existait déjà une certaine hiérarchie de caste : au sommet, les chefs, empereurs ou rois; à la base, les griots, eux-mêmes subdivisés en bijoutiers, forgerons, etc. » (Grah Mel, 2010). C’est donc sans surprise que les premiers auxiliaires de l’administration sont les peuples du Nord.
À l’indépendance, Houphouët président et pour légitimer son pouvoir renversera la perspective coloniale pour placer à la tête l’ethnie dont il est issu. C’est le début du mythe du baoulé pacifique. Rien de plus faux pour qui connaît l’histoire de ce peuple guerrier dont la pérégrination commence d’abord par une défaite militaire, celle d’Abla Pokou vers 1770, et qui ensuite élargit son espace vital en repoussant par la force les Sénoufos plus au nord et qui enfin livra selon Weiskel (1980) une farouche résistance à la pénétration coloniale. Par un tour de dialectique, la hiérarchie coloniale était ainsi renversée. Le critère de légitimité passait de la grandeur de la civilisation à l’antériorité de présence sur le sol ivoirien, de la compétence civilisationnelle à l’autochtonie. Un renversement dans lequel le Dioula se verra ravalé au rang de dernier parce que prétendument arrivé le dernier ou assimilable à des étrangers. En ce sens l’ivoirité n’est qu’un avatar de l’autochtonie. Ainsi, toute la politique postcoloniale sera l’affirmation de ce nouveau principe : Dioula sommés de faire la preuve de leur nationalité et peuple du sud revendiquant des privilèges rattachés à leur autochtonie. C’est tout l’enjeu des débats récurrents sur les thèmes des vrais et faux ivoiriens, de l’obsession du vol de l’identité ivoirienne ou encore de l’envahissement des terres ivoiriennes par les étrangers.
3. Il est temps d’en sortir
La Côte d’Ivoire est une « poudrière identitaire », pour employer les mots du sociologue Benoit Scheuer. Les multiples conflits intercommunautaires qui éclatent pour des fétus avec leur lot de désolations sont autant de signes qui doivent nous alerter. Il faut urgemment désamorcer la bombe. D’abord, une prise de conscience sur les dangers qui guettent le pays. Toute idée de conflit intercommunautaire comme solution est une gageure : aucun groupe ne pourra exterminer l’autre. Et quand bien même il y parviendrait, au milieu des ruines qu’il aura causées et avant même qu’il ne savoure sa victoire à la Pyrrhus, qu’il sera déjà convoqué à la Cour pénale Internationale pour rendre compte de ses crimes de génocides. Il est donc inutile et irresponsable de braquer les communautés les unes contre les autres.
Ensuite, il faut trouver une idéologie de rechange à l’autochtonie. Promouvoir la définition légale de la nationalité. Il faut le dire tout net, le fils d’un immigré n’est pas lui-même un immigré. Il est temps de conformer nos mentalités avec le droit. La qualité de citoyen doit primer sur toute autre considération. Notre conception de la nation basée sur la théorie des 60 ethnies n’est pas en phase avec la réalité, si elle l’a jamais été. À l’origine de la colonie de Côte d’Ivoire, un afflux de peuples amenés par le colon et dont la présence sur le sol ivoirien est aussi légitime que celle des 60 autres qui leur ont précédés. De plus, elle occulte le processus de miscégénation qui en 1975 se situait déjà à 35% (Pierre Kipré, 2005). Autrement dit, la première ethnie en Côte d’Ivoire est en réalité formée des métisses.
Troisièmes, il est trop tard pour les vieux, il faut miser sur les enfants. Cela passe par le remaniement en profondeur de nos manuels scolaires pour en extirper toutes les traces de l’idéologie de l’autochtonie : les formules comme « envahisseurs du nord », la théorie des 60 ethnies. En effet, comment voulez-vous que quelqu’un à qui l’on a appris que la Côte d’Ivoire est constituée de 60 ethnies, puisse logiquement accepter que quelqu’un dont l’ethnie ne figure dans la liste puisse être ivoirien? C’est une contradiction de notre système éducatif. Elle n’est pas la seule, nos distinctions fondamentales entre autochtones et allogènes doivent également être bannies, car on est pas étrangers éternellement, de génération en génération. Finalement, peut-être faudra-t-il songer à une méthode plus radicale, supprimer les ethnies comme l’a fait le Rwanda, avant que les portes de l’enfer ne s’ouvrent sur notre beau pays.