Le premier paramètre dont le pardon et la réconciliation doivent tenir compte est la vérité. Et le Pasteur Martin Luther King avait raison de déclarer que “pardonner ne signifie pas ignorer ce qui a été fait ou coller une étiquette fausse sur un acte mauvais” (cf. “La force d’aimer”, Paris, Casterman, 1965). Les Ivoiriens ont besoin de connaître la vérité sur ce qui s’est passé dans leur pays entre janvier 2001 et avril 2011; ils doivent savoir qui a fait quoi au cours de cette période; il est important qu’ils sachent qui était dans le camp de la liberté et de la souveraineté et qui militait pour la mise sous tutelle du pays. Ouattara et Bédié clament régulièrement qu’ils n’ont rien à voir avec la rébellion. Et pourtant, l’un a non seulement félicité les rebelles d’avoir pris les armes pour “restaurer la démocratie” et “réparer l’injustice faite aux Nordistes” mais il les a promus en les nommant ministres, généraux ou préfets de région; quant à l’autre, il a récemment révélé que Soro était son protégé. Père de l’expression “Forces nouvelles”, il n’a jamais réussi à rabattre le caquet à tous ceux qui le soupçonnent d’avoir des atomes crochus avec Félix Doh ou N’Guessan N’Dri (dont le mouvement, le MPIGO, commit d’innombrables atrocités à l’Ouest de la Côte d’Ivoire) et Félix Miézan Anoblé (numéro 2 du commando invisible d’Abobo, de triste mémoire) .
Le second paramètre est la justice qui doit sanctionner toutes les personnes coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Or la justice à laquelle nous avons assisté jusqu’ici, tant à Abidjan qu’à la Haye, n’a rien d’une justice équitable et impartiale puisqu’elle ne juge qu’un camp dont le seul crime est d’avoir essayé de défendre le pays contre ceux qui étaient venus l’attaquer. Depuis quelque temps, Soro prône le pardon et la réconciliation. Il a même envoyé des gens prêcher la bonne parole à Paris à des gens qui ne représenteraient qu’eux-mêmes alors que les personnes les mieux indiquées pour discuter de cette question sont à Abidjan. Lui qui aime rappeler qu’il fréquenta jadis le petit Séminaire de Katiola devrait savoir que “c’est l’amour de la vérité qui trace le chemin que toute justice humaine doit emprunter pour aboutir à la restauration des liens de fraternité dans la famille humaine, communauté de paix, réconciliée avec Dieu par le Christ” (cf. Benoît XVI, “Africae munus”, novembre 2011, No. 18). En d’autres termes, il devrait se souvenir que, “pour devenir effective, [la] réconciliation devra être accompagnée par un acte courageux et honnête : la recherche des responsables de ces conflits, de ceux qui ont commandité les crimes et qui se livrent à toutes sortes de trafics, et la détermination de leur responsabilité [et que] les victimes ont droit à la vérité et à la justice” (“Africae munus”, No. 22).
L’honnêteté est justement la troisième condition que doivent remplir les nouveaux apôtres du pardon et de la réconciliation. Un bon nombre d’Ivoiriens estiment que Soro appelle aujourd’hui au pardon et à la réconciliation, non parce qu’il y croit vraiment, mais parce que sa vie est menacée dans son propre camp, parce que Ouatttara qu’il a fait roi veut lui faire la peau. Pour eux, c’est quatre ou cinq années plus tôt qu’il aurait dû prendre cette initiative. Ils ajoutent qu’ils ne croiront à la sincérité de Soro que si ce dernier commence par obtenir la libération des prisonniers politiques, le retour sécurisé des exilés, l’ouverture des médias publics à l’opposition, le dégel des avoirs des opposants, la recomposition de la Commission électorale qui, pour le moment, n’est ni indépendante ni équilibrée, etc.
Vérité, justice et honnêteté, telles sont en somme les vertus que les Ivoiriens attendent de voir chez Soro avant de commencer à adhérer à sa croisade. À moins d’être de mauvaise foi, on ne peut les accuser d’être rétifs au pardon. Quand Gbagbo tenait les rênes du pays, il leur est arrivé de “pardonner l’impardonnable” (Vladimir Jankélévitch) au nom de la paix et parce qu’ils étaient persuadés qu’en agissant de la sorte, ils empêcheraient le pays de basculer dans le chaos. Mais, comme le dit bien l’activiste Kemi Seba, “il y a un moment où il faudra bel et bien se dire que pardonner le mal systématiquement, c’est l’approuver”. N’attendons pas de la victime qu’elle demande pardon au bourreau car notre pays n’a pas besoin de la paix à tout prix, ni d’une paix armée. Ce qu’il lui faut, ce sont des actes de la part de ceux qui ont saccagé et tué car il ne suffit pas de dire qu’il faut enterrer la hache de guerre alors qu’on continue de cacher des tonnes d’armes meurtrières et qu’on affiche morgue et mépris pour Sangaré et ses compagnons. Il faut agir et agir dans l’humilité et la sincérité. Cela veut dire que c’est à Abidjan, et non à Paris, qu’il faut parler de pardon et de réconciliation et c’est avec ceux qui ont été injustement évincés du pouvoir qu’il convient de discuter. Procéder autrement n’est que ridicule fuite en avant.
Jean-Claude DJEREKE