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Inde – Automobile : comment les Tata ont fait l’Histoire

Après bien des péripéties, la célèbre dynastie s’est trouvé un successeur. Sa mission : perpétuer la légende d’une entreprise familiale devenue un empire.

Il prendra ses fonctions le 21 février. Entré par la petite porte comme stagiaire dans les années 1980, Natarajan Chandrasekaran, 53 ans, s’apprête à diriger Tata, l’emblématique conglomérat indien, qui pèse plus de 100 milliards de dollars et déploie ses activités sur tous les continents, de la sidérurgie à l’hôtellerie de luxe en passant par le sel de table. Sa nomination, en janvier, a mis fin à des mois d’incertitude.

En 2012, Ratan Tata, héritier de la dynastie mais qui n’a pas eu d’enfant, avait cédé son fauteuil de PDG à Cyrus Mistry. Coup de théâtre : le 24 octobre 2016, ce dernier était limogé, et Ratan, 78 ans, reprenait les rênes de Tata Sons (la maison mère) le temps de trouver un nouveau successeur. C’est aujourd’hui chose faite avec l’arrivée de « Chandra ».

Mauvaise gestion

Pourtant, la bataille continue. Depuis son éviction, Cyrus Mistry dénonce la mauvaise gestion du groupe et les interférences de Ratan Tata (celui-ci était resté à la tête de Tata Trusts, l’organisation caritative du groupe, qui possède 66 % de Tata Sons). Il accuse également la société mère de désavantager ses actionnaires minoritaires – parmi lesquels sa propre famille, qui possède 18,5 % des parts. L’affaire est désormais devant les tribunaux.

« Difficile de trancher : personne ne dispose de tous les éléments, résume Kavil Ramachandran, professeur d’économie à l’Indian School of Business. Une chose est sûre : cette affaire ternit la réputation d’un groupe vieux de 150 ans »… et jusque-là habitué à régler ses différends en privé.

Une affaire de famille

En 2012, la transition s’était déroulée en douceur. C’était pourtant la première fois depuis la création de l’entreprise qu’un de ses PDG n’était pas directement issu de la famille. « Les Tata ont noué des relations d’affaires et des alliances matrimoniales avec les Mistry », nuance Ramachandran. De fait, le groupe Shapoorji Pallonji, qui appartient au père de Cyrus, investit dans Tata Sons depuis un demi-siècle.

Et Aloo, la sœur de Cyrus, est mariée au demi-frère de Ratan, Noel. Surtout, les deux dynasties appartiennent à la minorité parsie, de religion zoroastrienne, très influente dans la vie économique du pays. « Il fallait trouver un dirigeant qui comprenne la culture de cette entreprise », analyse Kavil Ramachandran. Une culture où la création de richesses se double d’un objectif social.

Pour mieux saisir ce qui constitue l’ADN du groupe, il faut remonter à sa naissance, en 1868. Après avoir travaillé dans la banque de son père, Jamsetji Tata, 29 ans, monte une société d’import-export dans une Inde alors sous le joug britannique. La légende veut que le jeune indigène, humilié de s’être vu refuser l’entrée d’un palace, se soit vengé en se lançant dans l’hôtellerie de luxe, en 1903, avec le mythique Taj Mahal Hotel de Bombay. Aujourd’hui, le Taj Group compte plus d’une centaine d’établissements, répartis dans soixante-deux villes, de Lusaka au Cap en passant par New York.

Des précurseurs 

Afin d’accompagner la marche vers l’indépendance, qui sera arrachée aux Anglais en 1947, Jamsetji crée la première aciérie entièrement indienne. Un projet inachevé à sa mort, en 1904, mais que réalisera Dorab, son fils, trois ans plus tard. Suivant les plans de son père, Dorab fera construire sur le site de l’usine la ville de Jamshedpur, alias Tata Nagar (« la ville des Tata ») : un véritable laboratoire social que gère toujours Tata Steel.

Dès 1912, le groupe instaure la journée de huit heures et, en 1920, met en place un système de prévoyance. « Nous ne sommes pas plus généreux ou philanthropes que les autres, résumait Jamsetji. Mais nous considérons que la santé et le bien-être de nos employés sont l’assurance de notre succès. » Pour saluer la contribution de Dorab à l’essor industriel de l’Inde, Edouard VII le fait chevalier de l’ordre de l’Empire britannique en 1910.

Décentralisation du groupe

Chacun à leur manière, les héritiers font prospérer l’affaire. Notamment Jehangir Ratanji Dadabhoy Tata, alias JRD, qui dirigera le groupe de 1938 à 1991. JRD grandit en France – le pays de sa mère, Suzanne Brière – et, très tôt, se passionne pour l’aviation. Grand admirateur de Louis Blériot, il sera le premier Indien à posséder une licence de pilote et créera la première compagnie aérienne indienne, la future Air India. Après avoir fait son service militaire en France, le jeune homme souhaite étudier l’ingénierie à Cambridge.

Mais son père, cousin et associé de Jamsetji, lui demande d’intégrer le groupe. En 1929, JRD, 25 ans, renonce à la citoyenneté française et part pour l’Inde, qu’il ne connaît guère. À 34 ans, il prend la tête de Tata Sons, qu’il dirigera jusqu’à ses 87 ans. « On lui doit la décentralisation du groupe. Il est le meilleur homme d’affaires qu’ait connu le pays », souligne Dwijendra Tripathi, historien de l’économie.

Ratan, le roi de l’acquisition

Et que dire de Ratan ? Comme son prédécesseur, dont il est le neveu, ce célibataire endurci est d’abord attiré par d’autres passions. Il étudie l’architecture aux États-Unis, où il vit de petits boulots et s’éprend d’une jeune Américaine… puis rentre en Inde. On ne lui connaîtra jamais d’autre romance. Il gravit tous les échelons de Tata Sons, qui, lorsqu’il en prend les rênes en 1991, ne pèse « que » 6 milliards de dollars.

Quand l’économie indienne se libéralise, sous la houlette de Manmohan Singh, alors ministre des Finances, Ratan recentre ses activités autour de six pôles (sidérurgie, automobile, énergie, télécommunications, technologies de l’information, hôtellerie) et met sur pied un système d’audit sophistiqué. « Ses filiales ayant acquis des positions suffisamment solides, au début des années 2000, le groupe s’est montré de plus en plus audacieux », explique Sunil Mithas, professeur d’économie à l’université du Maryland (États-Unis), qui a occupé plusieurs postes au sein du conglomérat.

Décrit comme timide et solitaire, Ratan doit surtout sa réputation à ses acquisitions spectaculaires : le Britannique Tetley, en 2000, ou le sidérurgiste anglo-néerlandais Corus, en 2007 (pour 13,7 milliards de dollars). En 2008, Tata Motors s’empare de deux fleurons britanniques, Jaguar et Land Rover, pour 2,3 milliards de dollars. Serait-ce une revanche sur l’ancien colon ?

Activités déficitaires

Cette même année, Ratan dévoile son grand projet : la Tata Nano, la première automobile low cost (à partir de 1 500 euros). Après l’échec commercial de la « voiture du peuple », Cyrus Mistry s’était interrogé sur la poursuite de sa production. Il comptait aussi se débarrasser des activités déficitaires de Tata Steel au Royaume-Uni. Une décision annulée depuis son départ et qui semble avoir précipité son éviction. « On ne se débarrasse pas des actifs qui se portent mal, on s’attelle à les revaloriser, il en va du prestige et de l’honneur du groupe », confiait, en octobre 2016, Harish Salve, un proche conseiller de Ratan.

« Tout le monde a une part de responsabilité. Cyrus Mistry s’était trop éloigné de la philosophie du groupe. Et Ratan semble ne lui avoir jamais réellement passé le relais », note Kavil Ramachandran. Le nouveau PDG a pour sa part déclaré qu’il agirait « conformément aux règles, à l’éthique et aux valeurs de la maison ». De quoi rassurer le patriarche… Mais cela suffira-t-il à perpétuer la légende ?


CHANDRA, LE NOUVEAU PATRON 

Septième PDG du groupe, Natarajan Chandrasekaran (« Chandra »), 53 ans, est le premier à n’avoir aucun lien de parenté avec les Tata et à ne pas être issu de la minorité parsie.

Originaire d’Inde du Sud, ce fils d’agriculteur est diplômé d’un master en informatique, obtenu dans une université de province. Il rejoint Tata Consultancy Service (TCS) en 1987, en devient PDG en 2009 et, en moins de dix ans, triple les revenus de cette entreprise de services informatiques.

Chute du chiffre d’affaires

Aujourd’hui, Chandra prend la tête d’un groupe dont le chiffre d’affaires (103 milliards de dollars) a reculé de 4,6 % lors de l’exercice 2015-2016. Tata Steel, le géant de la sidérurgie, a déclaré en septembre 2016 une perte trimestrielle nette de près de 475 millions. S’y ajoutent l’échec de la Nano et l’endettement de la chaîne Indian Hotels. Reste aussi à voir quel type de relations le nouveau PDG parviendra à établir avec le conseil d’administration et avec Ratan Tata.

Caroline DUVAL

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