L’ex-chef de l’État entretient le mystère sur ses intentions en vue de la présidentielle de 2020. De quoi miner ses relations avec le pouvoir, analyse notre chroniqueur.
Chronique. La vie (re) commence à 84 ans. A cet âge avancé, il est certes trop tard pour débuter une carrière de dictateur, comme aurait dit le général de Gaulle, mais pas pour prendre sa revanche sur l’Histoire. C’est apparemment le credo d’Henri Konan Bédié, l’ancien président de Côte d’Ivoire, né en… 1934.
Si Laurent Gbagbo est parvenu à arracher ce que les Ivoiriens appellent un « mandat cadeau » (un second, sans élection, entre 2005 et 2010), Henri Konan Bédié (alias « HKB ») a eu le triste privilège d’être le premier président à ne pas achever son quinquennat au « pays des éléphants ». En 1999, juste avant Noël, le successeur de Félix Houphouët-Boigny était victime d’une mutinerie qui allait dégénérer en coup d’état. Le président Bédié n’avait pas pris au sérieux l’affaire, croyant à un simple mouvement d’humeur de soldats avinés, excités par quelques primes qui se faisaient trop attendre . Cette erreur lui coûta cher : il dut quitter son palais en catastrophe à bord d’un hélicoptère de l’armée française, avant de prendre la direction de l’exil, sur les bords de Seine, durant deux ans.
Le « sphinx de Daoukro »
Depuis, Henri Konan Bédié, le chef d’une des principales communautés ivoiriennes, les Baoulés, adoubé par le « Vieux » (Félix Houphouët-Boigny) avant sa disparition en 1993, attend son heure. Celle de la revanche. Il ne dit rien, ou pas grand-chose. Cela fait longtemps qu’il a adopté une posture toute « jupitérienne » : moins on en dit, plus on est censé fasciner et ainsi renforcerons autorité. Bien peu sont capables, il est vrai, à Abidjan, déchiffrer ce que pense vraiment ce petit homme rond, aux yeux perçants, affichant en permanence un demi-sourire teinté d’ironie. De là lui vient sans doute son surnom de « sphinx de Daoukro », la ville du centre du pays dont il est originaire.
Mais cette soif de revanche a été contrariée par le cours des événements en Côte d’Ivoire. En 2010, « HKB » a été devancé au premier tour de la présidentielle par Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara. Au lendemain du premier tour, ses fidèles ont crié à la fraude, avant de rentrer dans le rang, sous une forte pression internationale, et de se ranger sous la bannière de Ouattara. Ce dernier a habilement joué le coup : sur les affiches du second tour de ce scrutin, on le voit assis, Bédié est debout à ses côtés, une main posée amicalement sur l’épaule du finaliste. Le message est clair : le « doyen » adoube son « petit frère ». A charge de revanche.
Fort du soutien des Baoulés, Ouattara l’a emporté au second tour face à Laurent Gbagbo. Depuis, il n’a eu de cesse de remercier « HKB ». Le troisième pont construit au-dessus de la lagune Ebrié à Abidjan porte son nom. Et Ouattara ne manque jamais une occasion de consulter son « grand frère », hissé sur un piédestal, en position de sage du pays. Un temps, cela a payé. En 2015, contre l’avis d’une bonne partie de ses partisans, Bédié avait décidé que son parti, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), ne présenterait pas de candidat et soutiendrait Alassane Ouattara pour un second mandat. A charge de revanche.
La « bande des trois »
Le 6 août, à la veille de la Fête de l’indépendance, le chef de l’Etat déclarait dans son discours à la nation qu’il était grand temps de se preparer à transmettre le pouvoir à la « génération future ». On pensait que cette injonction s’adressait à lui-même. Il se pourrait, en réalité, que le message ait été surtout transmis au « sphinx de Daoukro ». Après deux mandats de Ouattara, Bédié affirme en privé que la fonction suprême doit revenir à son parti. Et plus précisément à son patron. A lui-même, donc. Histoire de refermer définitivement la parenthèse inique ouverte en 1999. A moins que l’ambition de ce monarque soit d’adouber le plus tard possible un dauphin qu’il estime « digne » de lui succeder .
Dans tous les cas, cette soif de revanche a un coût politique non négligeable. D’abord pour son parti, le PDCI, naguère tout-puissant en Côte d’Ivoire, et qui est aujourd’hui miné par les querelles de personnes attisées par l’absence de renouveau à son sommet.
Mais il y a plus grave : la soif de revanche de Bédié est un symbole du blocage des aiguilles de l’horloge de la Côte d’Ivoire sur le milieu des années 1990. Trois hommes, toujours les mêmes, dictent l’agenda politique du pays. Trois présidents : l’actuel, Alassane Ouattara, et deux anciens, Henri Konan Bédié et Laurent Gbagbo. Pour parvenir à ses fins, Bédié a entamé un flirt avec le Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Laurent Gbagbo. Depuis sa prison de La Haye, ce dernier garde une influence prépondérante sur son mouvement, et ses partisans sont persuadés que sa libération n’est qu’une question de mois. Quant à Alassane Ouattara, il planer le doute sur ses intentions pour la présidentielle de 2020, n’excluant pas une nouvelle candidature.
En 2020, cela fera plus d’un quart de siècle que Félix Houphouët-Boigny est mort, sans avoir réglé sa succession. Ses héritiers – la bande des trois – se disputent encore et toujours le pouvoir. Et la Côte d’Ivoire continue de porter ce fardeau.