Le parlement a remis sine die un projet de loi sur la protection des lanceurs d’alerte, une étape importante dans la lutte contre la corruption. Pendant ce temps, les pots-de-vin continuent de changer de main.
« Je dois ré-sis-ter pour rester en Tunisie. » A la tête d’une holding dans l’industrie énergétique, Khemais Bahri insiste : il faut « résister à la Tunisie », à son administration, sa bureaucratie, sa petite et grande corruption. Opposant sous l’ancien régime, il n’a jamais tu ses opinions, ce qui lui a valu un an de prison en novembre 1992. Cet ingénieur collectionne les paradoxes : communiste, il joue aujourd’hui le rôle du capitaliste sans en avoir les opinions. Canada, Côte d’Ivoire, Algérie, Tunisie… il gère une dizaine d’entreprises et réalise 20 % de son chiffre d’affaires en dehors du pays.
« La société mère tunisien
ne me fait perdre de l’argent. Le pire, c’est que je ne suis pas le seul dans cette situation. » Il affirme que dans le « milieu » tout le monde cherche à partir. « La résistance », pour lui, c’est notamment patienter près de deux ans pour qu’un marché public qu’il a gagné lui soit attribué, sans verser aucun pot-de-vin.
Mardi 14 février, le parlement tunisien devait examiner en plénière le projet de loi sur la protection des lanceurs d’alerte, une étape importante dans la lutte contre la corruption. Coup de théâtre la veille : à la demande du gouvernement, la séance est reportée sine die. La lutte contre la corruption, annoncée comme une priorité du gouvernement de Youssef Chahed, tarde ainsi à se concrétiser. Pourtant, la corruption fait saigner l’économie tunisienne alors qu’elle est déjà en crise.
Pourquoi tant d’attente ?
Pour Khemais Bahri, l’ironie du sort est que ses derniers déboires ont eu lieu avec le Groupe chimique tunisien (GCT), qui a été son employeur dès sa sortie d’école en 1987 et jusqu’à son séjour en prison en 1992. En septembre 2015, le GCT a lancé un appel d’offres pour remplacer un turboalternateur transformant les pertes en vapeur en électricité dans son unité de production à Gabès. Le précédent était en panne depuis 2010. Un investissement nécessaire tant sur le plan écologique, vu la proximité de la zone industrielle du centre-ville, que sur le plan financier grâce aux éventuelles économies sur la facture d’électricité.
Bahri Group a fait l’offre la moins coûteuse – c’est donc à lui qu’est revenu le marché. Ne restait qu’une formalité : la validation technique. Une formalité qui traîne depuis deux ans et se résume à des courriers sans réponses. Une éternité dans les affaires, où les taux de change s’effondrent, les matières premières flambent mais où les salaires doivent tout de même être versés. Pourquoi tant d’attente ? « L’employé qui doit effectuer une tâche en un an, y passe deux ou trois ans. Pourquoi ? Parce que tu ne l’as pas invité au restaurant, à se promener ou tu ne lui as pas offert des cadeaux… », lâche Khemaïs Bahri.
« Si aujourd’hui je réalise la commande avec le budget que j’ai proposé de 8 millions de dinars pour la partie locale, j’y perdrais 1 million ». Néanmoins, plus qu’une ambition personnelle, c’est un projet politique que porte ce chef d’entreprise. Il veut prouver que la réussite sans corruption est possible en Tunisie.
Lutter contre la corruption, c’est rentable
Depuis 2011, les guerres contre la corruption ont souvent été déclarées par le gouvernement, mais sur le terrain le vainqueur est souvent le même : les mauvaises pratiques. A la différence majeure que sous Ben Ali, les dénonciations se faisaient dans les antichambres ; aujourd’hui elles éclatent au grand jour et font les gros titres. Il ne se passe pas une semaine en Tunisie sans déclaration fracassante de l’instance – étatique – de lutte contre la corruption (INLUCC) ou bien d’associations comme iWatch. Dernière affaire en date : le chargé du contentieux de l’Etat prend la fuite avec 7 millions de dinars (3 millions d’euros).
Même si le classement de la Tunisie s’est légèrement amélioré sur l’échelle de Transparency International, passant du 76e au 75e rang sur 176 pays, le manque à gagner est toujours abyssal : 4 points de croissance perdus pour le pays dont la moitié directement en raison de la corruption et l’autre moitié en raison de la mauvaise gestion, selon le directeur général de la gouvernance à la présidence du gouvernement, Tarek El-Bahri. Chawki Tabib, président de l’INLUCC, a affirmé à la radio que son instance avait épargné à l’Etat la perte de 400 millions de dinars.
Une guerre sans moyens
En contrepartie pour 2017, l’instance doit se contenter de deux millions de dinars de budget (800 000 euros). « Trop peu ! Cela ne reflète pas une volonté politique ferme contre ce fléau, dénonce Tabib. Plus [l’exécutif] nous donne de moyens, plus on aura d’experts, de contrôleurs, de bureaux en régions, on aurait un centre d’études et de recherches. » En attendant le dépôt d’un projet ou d’une proposition de loi organique sur la création de l’instance constitutionnelle de lutte contre la corruption, l’actuelle INLUCC obtient son budget de la part de la présidence du gouvernement, preuve d’un manque d’autonomie. Tabib investit une bonne partie de son temps entre les plateaux télé et les studios radio pour souligner ce manque de moyens.
Cependant, pour Khemais Bahri, les moyens financiers ne sont pas l’unique solution au problème. « Ceux qui sont dans cette instance sont-ils prêts à mettre leurs vies en danger pour lutter contre les barons de la mafia ? Je ne le crois pas. »