LES MANIGANCES D’ABIDJAN POUR SOUTENIR LES PUSTCHISTES DE 2015 AU BURKINA FASO (1)
Le pouvoir ivoirien a-t-il soutenu le coup d’État qui a déstabilisé le Burkina Faso en septembre 2015 ? Voilà deux ans que les Burkinabè se posent la question. Mediapart révèle les conclusions du juge François Yaméogo, chargé de ce dossier, qui relève l’implication directe de plusieurs hautes autorités d’Abidjan durant les heures les plus chaudes du coup d’État.
Le pouvoir ivoirien a-t-il soutenu « le coup d’État le plus bête du monde », qui a déstabilisé le Burkina Faso en septembre 2015 ? Voilà deux ans que les Burkinabè se posent la question. Et que le juge François Yaméogo, chargé d’instruire ce dossier au sein du tribunal militaire de Ouagadougou, tente de trouver la réponse.
Le 21 juillet, le magistrat a clos ses investigations et rendu son « ordonnance de non-lieu, de non-lieu partiel, de requalification et de transmission des pièces au président de la Chambre de contrôle de l’instruction ». L’audience de confirmation des charges, qui devait se dérouler le 6 octobre, a été repoussée au 25 octobre, à la demande des avocats. Elle doit confirmer ou infirmer les nombreuses charges retenues contre le général Gilbert Diendéré (attentat à la sûreté de l’État, trahison, association de malfaiteurs, crimes contre l’humanité, etc.) ainsi que contre 106 autres inculpés, civils ou militaires.
Au vu de l’ordonnance du juge, dont Mediapart a obtenu de larges extraits, le procès qui devrait suivre risque de jeter un froid glacial entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Plusieurs passages de cette ordonnance (un pavé de 376 pages) détaillent en effet l’implication directe de plusieurs hautes autorités de l’État ivoirien durant les heures les plus chaudes du coup d’État.
Retour en arrière. Nous sommes le 16 septembre 2015. Voilà plus de dix mois que le régime de Blaise Compaoré est tombé, sous la pression conjointe de la rue et d’une partie de l’armée. Le président déchu et nombre de ses proches se sont réfugiés en Côte d’Ivoire, où les a accueillis le président Alassane Ouattara. Les Burkinabè s’apprêtent à élire leur nouveau président dans un contexte tendu : plusieurs personnalités et partis liés à l’ancien régime ont été exclus du processus électoral, ce qu’ils n’acceptent pas ; et le gouvernement de transition envisage de dissoudre le Régiment de la sécurité présidentielle (RSP), une armée dans l’armée constituée de fidèles de Compaoré et patronnée par le général Diendéré, qui fut son chef d’état-major particulier tout au long de ses 27 années de règne.
Le 16 septembre en début d’après-midi, un petit noyau de sous-officiers de ce régiment fait irruption au palais présidentiel de Kosyam où se tient comme chaque mercredi le conseil des ministres. Ils enlèvent le président de la transition, Michel Kafando, le premier ministre, le colonel Yacouba Isaac Zida (un ancien du RSP qui s’en est très vite émancipé), et deux ministres, Augustin Loada et René Bagoro. Dans la nuit du 16 au 17 septembre, le coup d’État est proclamé à la télévision : le général Diendéré prend la tête de la junte.
Mais ce coup d’État échoue. Après deux semaines d’intenses tractations diplomatiques, politiques et militaires, les éléments du RSP, retranchés dans leur camp militaire de Naaba Koum II, finissent par rendre les armes.
Au plus fort de la tension, quand l’issue des négociations était encore incertaine, tout ce qui pouvait avoir un lien avec le voisin ivoirien était suspect. Le simple fait de conduire, à Ouagadougou, une voiture immatriculée en Côte d’Ivoire était un problème pour la frange « loyaliste » de l’armée. La rumeur évoquait alors à Ouagadougou des mercenaires envoyés par les hommes au pouvoir à Abidjan. Les dirigeants de la transition rappelaient quant à eux les liens étroits nés au début des années 2000 entre Blaise Compaoré, Gilbert Diendéré ou encore Djibrill Bassolé, l’ancien ministre des affaires étrangères, et les nouveaux maîtres de la Côte d’Ivoire, dont le président Ouattara et l’ancien rebelle devenu président de l’Assemblée nationale, Guillaume Soro.
De fait, quelques semaines plus tard, début novembre, éclate ce que l’on a appelé à Abidjan le « Sorogate » : la publication de deux bandes-son (la première sur Facebook, la seconde sur Mediapart) présentées comme des enregistrements de conversations téléphoniques entre Soro et Bassolé. Dans la première, on y entend l’homme présenté comme étant l’Ivoirien Soro élaborer un plan machiavélique pour soutenir les putschistes, et son interlocuteur acquiescer. La seconde fait suite à la première : Bassolé, ou celui présenté comme tel, précise « avoir envoyé » à son interlocuteur deux numéros de téléphone de proches à qui Soro s’était proposé de remettre des fonds. Ces deux conversations dateraient du 27 septembre, soit deux jours avant la reddition des derniers putschistes.
Les entourages des deux hommes ont d’abord contesté la véracité de ces bandes. Sollicité par le juge, un expert allemand, Hermann Künzel, a selon l’ordonnance « authentifié »ces écoutes téléphoniques, lesquelles ont été « versées dans la procédure ». Pour le juge, aucun doute : Bassolé et Soro ont planifié « une opération d’intervention de forces hostiles au Burkina […] pour permettre aux bandes armées du RSP de reprendre des forces et le contrôle de la situation ».
Selon un résumé de ses auditions, Bassolé, inculpé pour trahison, « reconnaît avoir reçu un contact téléphonique avec Guillaume Soro qui lui avait demandé de soutenir les putschistes, chose qu’il n’a jamais faite ». L’un de ses avocats, Me Alexandre Varaut, ne cesse de répéter depuis deux ans qu’« il n’a jamais été question de financer le putsch ou d’établir la tactique » entre les deux hommes. Mais dans le camp Bassolé, on ne parle plus aujourd’hui d’un « montage grossier » comme aux premières heures du « Sorogate ». On préfère évoquer « un malentendu » et « un montage de plusieurs morceaux », et préciser que dans l’enregistrement, c’est Soro qui élabore le plan, et non Bassolé…
De son côté, Diendéré a affirmé au juge que Soro l’avait lui aussi appelé, et qu’il l’avait soutenu moralement, mais sans l’aider financièrement. Contacté par Mediapart, Guillaume Soro n’a pas donné suite.
« LES MANIGANCES D’ABIDJAN POUR SOUTENIR LES PUSTCHISTES DE 2015 AU BURKINA FASO (2)
La révélation de ces écoutes avait jeté un froid entre le Burkina et la Côte d’Ivoire. En janvier 2016, la justice burkinabè avait émis un mandat d’arrêt international à l’encontre de Soro, ce qui avait provoqué la colère d’Abidjan. Tout était rentré dans l’ordre quelques semaines plus tard, lorsque la Cour de cassation de Ouagadougou avait opportunément annulé le mandat pour vice de forme.
Depuis, la justice militaire a renoncé à poursuivre Soro. En guise de retour d’ascenseur, le pouvoir ivoirien a remis aux autorités burkinabè plusieurs putschistes qui s’étaient réfugiés en Côte d’Ivoire après la reddition de Diendéré, parmi lesquels l’adjudant-chef Moussa Niébé (dit « Rambo ») et le sergent-chef Roger Koussoubé, deux des « durs » du RSP qui étaient au cœur de la tentative de coup d’État.
Mais l’histoire est loin d’être finie. Le procès, si procès il y a, pourrait ranimer la querelle. Il y sera bien sûr question des écoutes et donc du rôle de Soro. Mais pas seulement… En aparté, le président de l’Assemblée nationale, dont les relations avec Ouattara se sont sensiblement détériorées ces derniers temps, assure qu’il fut bien moins impliqué dans cette affaire que d’autres hauts dirigeants ivoiriens très proches du président. Son entourage cite des noms. L’instruction en cible un tout particulièrement : le général Vagondo Diomandé, qui officie en tant que chef d’état-major particulier d’Alassane Ouattara depuis bientôt quatre ans.
Son nom apparaît à la page 123 de l’ordonnance du juge, dans un long passage résumant les déclarations du général Diendéré. Celui-ci « reconnaît avoir ordonné [une] mission de récupération [de] matériel et [de] fonds à la frontière ivoirienne », et affirme avoir contacté pour cela « le Chef d’État-major Particulier de la Présidence de la Côte d’Ivoire ».
Cette affaire-là a fait moins de bruit que l’histoire des écoutes. Elle n’est pas moins croustillante. Tout se passe le 19 septembre, trois jours après le coup d’État. Un hélicoptère MI17 de l’armée décolle de Ouagadougou en direction de la frontière ivoirienne, sans qu’aucun ordre d’opération n’ait été signé par la hiérarchie. À son bord, cinq hommes : le pilote, un copilote, deux mécaniciens, tous de l’armée de l’air (et qui ignorent tout de leur mission), ainsi que le capitaine Gaston Ouédraogo, chef du service administratif et financier du RSP chargé la veille, vers 23 heures, par le colonel-major Boureima Kéré (le bras droit de Diendéré) de mener l’opération. Kéré a expliqué au juge que c’était Diendéré qui avait ordonné la mission.
À la mi-journée, l’hélicoptère atterrit tout près de la frontière avec la Côte d’Ivoire, au lieu-dit Niangologo, sur un terrain de foot. Arrive un 4×4 venu de l’autre côté de la frontière. Les hommes en sortent une dizaine de caisses et une grosse valise, qu’ils chargent dans l’hélico. Les caisses contiennent des grenades lacrymogènes. La valise, de l’argent. De retour à Ouagadougou, l’engin se pose au palais de Kosyam, contrôlé par le RSP, et non pas à la base aérienne, contrôlée par l’armée de l’air – à cette époque, on ne sait pas encore si l’armée soutient le putsch ou s’y oppose. Les caisses sont débarquées par des soldats du RSP. La valise, elle, reste aux mains du capitaine Ouédraogo, qui la remettra à un homme du général Diendéré quelques heures plus tard.
Le général dit ignorer le montant de la somme récupérée à la frontière et assure qu’elle était destinée aux partis politiques. La valise a, selon lui, été remise à Léonce Koné, un dirigeant du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Compaoré, et à Hermann Yaméogo, le leader de l’Union nationale pour la démocratie et le développement (UNDD). Selon l’ordonnance, ces deux hommes bien connus des Burkinabè, inculpés par le juge et un temps incarcérés, ont déclaré « qu’ils étaient pour les revendications des putschistes » et surtout « qu’ils [avaie]nt reçu » la somme de 50 millions de francs CFA (environ 76 000 euros) « d’une puissance étrangère ». Une partie de cette somme aurait servi à la mobilisation des partisans du putsch. Contacté par Mediapart, Léonce Koné n’a pas souhaité faire de commentaire. Hermann Yaméogo, lui, n’a pu être joint.
Plus loin dans l’ordonnance, on apprend que Diendéré a en outre déclaré avoir reçu « 84 millions de francs CFA [environ 128 000 euros – ndlr] en s’adressant au Général Diomandé », le chef d’état-major particulier de Ouattara. Mais, précise-t-il, « il ne sait pas si ces fonds provenait (sic) du Président Ivoirien ». Selon lui, cet argent aurait servi à payer les hommes du RSP. Il ne s’agissait pas, a-t-il soutenu devant le juge, d’une récompense, mais d’un simple soutien financier visant à soulager les familles des militaires…
Un autre chef du RSP affirme avoir contacté Diomandé : il s’agit du commandant Abdoul Aziz Korogo, ex-chef de corps du régiment (qui a bénéficié d’un non-lieu). Lors de son audition, celui-ci a admis entretenir des relations amicales avec le général ivoirien et lui avoir demandé, au plus fort de la tempête, une aide financière en vue d’une éventuelle évacuation de sa famille en Côte d’Ivoire. Selon lui, Diomandé lui aurait répondu favorablement, en lui demandant « de trouver un répondant sur place en Côte d’Ivoire »pour « la remise de son soutien ».
Ces déclarations posent la question de l’implication directe d’Alassane Ouattara dans ce coup d’État. On imagine mal son chef d’état-major particulier envoyer de l’argent à des putschistes sans son aval : les deux hommes se connaissent depuis longtemps (Diomandé était déjà son aide de camp au début des années 1990) et le président, qui l’a rappelé à ses côtés en décembre 2013 et qui l’a promu au grade de général de division en décembre 2016, semble lui faire entière confiance. Diomandé cumule d’ailleurs les honneurs ces derniers temps : le 20 avril dernier, il a été décoré par l’ambassadeur de France, Georges Serre, des insignes de chevalier de l’ordre national du Mérite.
Les liens d’amitié entre le chef de l’État ivoirien et l’ancien président burkinabè, qu’il a accueilli comme un prince après sa chute, sont anciens et semblent inébranlables. Au moment du putsch, on niait, dans l’entourage de Ouattara, tout soutien aux hommes du RSP. Mais on ne faisait pas mystère de la position du « chef », qui espérait secrètement que le coup réussirait. Ouattara lui-même avait paru gêné lors du sommet extraordinaire de la Cedeao consacré au Burkina, le 22 septembre 2015, à Abuja (Nigeria). Selon plusieurs sources diplomatiques, il avait, dans le huis clos des chefs d’État, tout fait pour freiner les ardeurs de ceux qui tenaient un discours de fermeté à l’encontre des auteurs du coup d’État. Contactée par Mediapart, la présidence ivoirienne n’a pas donné suite. »
presse opinion/mediapart