La Côte-d’Ivoire a longtemps prétendu, sous la direction de son premier président, Félix Houphouët-Boigny, donner d’elle-même une image de paix intérieure et extérieure. Mais tel n’est plus le cas depuis la crise surgie des interrogations sur l’identité nationale et la question de l’« ivoirité ». Le divorce intérieur du Nord et du Sud, encouragé par la xénophobie dans un pays de forte immigration, s’est aggravé après le coup d’Etat du 24 décembre 1999 qui aurait dû, espérait-on alors, permettre le retour à la concorde nationale. Des violences et une tension sans précédent ont marqué finalement le retour à la démocratie représentative, lors de la naissance de la « IIeRépublique », à la fin de l’année 2000.
L’ivoirité est un concept réducteur. Il a introduit dans le débat en Côte d’Ivoire la discrimination et l’exclusion, puisqu’il y a une distinction entre différentes catégories de citoyens. La Déclaration universelle des droits de l’homme édicte que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Et cette égalité ne doit pas être remise en question pour des raisons d’origine sociale, d’origine ethnique, d’origine raciale, d’origine de naissance ou de profession. Or l’ivoirité a introduit dans le débat politique en Côte d’Ivoire la distinction entre des Ivoiriens de souche et des Ivoiriens de circonstance. Il a été dit qu’il y a des Ivoiriens d’origine multiséculaire et des Ivoiriens de situation. Évidemment, cela a pour conséquence une grave atteinte à la cohésion nationale. L’ivoirité est une théorie dangereuse, parce qu’elle renferme la haine et ceci a pour conséquence une lutte, laquelle n’a pas tardé à se faire sentir sur le terrain politique où les divergences qui ont pu exister entre les différents acteurs politiques ont tourné immédiatement à l’affrontement armé.
À la base, le terme aurait été avancé pour rendre compte d’un miracle ivoirien, relevant du melting-pot. Avec les derniers événements, on est bien obligé de reconnaître que les mots ne racontent pas toujours ce qu’on souhaite leur faire dire
Les peuples forts sont des peuples qui avaient la capacité d’absorber toutes les cultures. Si les Ivoiriens avaient su dans la construction de leur nation et de leurs actions de développement intégrer l’ensemble des populations de la sous-région qui sont venues prêter main-forte pour que la Côte d’Ivoire devienne un pays prospère et riche, oui l’ivoirité, signifiant l’art de trouver en ce moment-là une coexistence pacifique entre les populations étrangères et les populations autochtones ivoiriennes, aurait incarné une donnée intéressante.
Mais cette notion, telle qu’elle a été formulée par Konan Bédié dans son ouvrage Les chemins de ma vie, est une instrumentalisation politique pour empêcher un opposant [à lui], un adversaire politique qui le gênait et dont il a essayé de mettre en cause la nationalité. Et vous savez, c’était le débat entre lui et Alassane Ouattara, dont la nationalité était considérée comme une nationalité douteuse. Il en est venu à dire qu’il y avait des Ivoiriens plus ivoiriens que d’autres. Ce qui revenait à dire qu’il y avait des Ivoiriens de seconde catégorie. À côté des citoyens à part entière, il y aurait donc ceux qui sont entièrement à part. Ceci a créé évidemment les germes d’une confrontation, qui a conduit à la crise politique que nous avons connue le 24 décembre 1999, quand Robert Gueï a eu à prendre le pouvoir et à tenter de mettre fin à ces convulsions politiques. Malheureusement, si Henri Konan Bédié a été le théoricien de l’ivoirité, Robert Gueï en a été le gestionnaire, de sorte que les élections organisées en octobre 2000 ont conduit à l’exclusion de Alassane Ouattara comme candidat pour cause de nationalité douteuse et à l’élection de Laurent Gbagbo dans des condition tragiques. Gbagbo lui-même a employé la formule » calamiteuse « pour indexer la façon dont s’est déroulée son élection au pouvoir, parce qu’il y a eu une insurrection populaire suite à la volonté de confiscation du pouvoir par Robert Gueï, qui a dissout la commission électorale, quand il a senti qu’il perdait les élections.
L’ivoirité a empoisonné la vie politique de la Côte d’Ivoire. Elle a entraîné ce pays dans une grave crise, où les droits de l’homme ont été massivement violés : exactions contre les populations étrangères, assassinats politiques, prolifération d’escadrons de la mort, qui tuent de façon ciblée un certain nombre de personnes.
Devenu un enjeu majeur pour l’ensemble du microcosme politique ivoirien, le concept de l’ivoirité s’est vu consacrer par un cadre juridique dès le milieu des années 1990. Sur le plan constitutionnel précisément, apparaît en 1998 une loi limitant l’accès à la magistrature suprême aux personnes nées en Côte d’Ivoire de parents ivoiriens. La polémique s’est aussitôt canalisée autour de la personne d’Alassane Ouattara, soupçonné d’être burkinabé par son père.
L’ivoirité a connu une consécration constitutionnelle. Ce qu’il ne faudrait jamais oublier, c’est qu’il n’est pas contesté à Alassane Ouattara sa nationalité dans cette constitution ivoirienne,. Mais il est dit qu’il ne peut pas accéder à la magistrature suprême, du fait de l’article 35. Ce cadre juridique s’est ensuite élargi. Il concerne aussi le code électoral. Le débat à l’heure actuelle porte justement sur la nécessité d’enlever cet aspect-là, que l’on ne se situe plus dans le cadre d’une instrumentalisation de l’ivoirité. Il est clair que tous les pays du monde sont souverains pour déterminer quelles sont les personnes qui peuvent accéder à leur nationalité. Mais ce qui est discriminatoire, c’est lorsque vous accédez à la nationalité et qu’on revient vous dire moins ivoirien que d’autres.
À partir du moment où l’on détermine clairement les conditions dans lesquelles on devient français, ivoirien, malien ou congolais, celui qui veut le devenir doit les réunir. Mais la loi est claire. On ne peut plus se fonder sur des critères aussi discutables que ceux d’une ivoirité de seconde et de première catégorie pour exclure ce citoyen-là de certaines fonctions politiques [le fait d’invoquer l’origine étrangère d’un candidat aux élections par exemple].
Remettre la constitution en cause ne suffit pas pour résoudre le problème ivoirien. Nous savons tous maintenant que derrière le politique se profilaient d’autres enjeux, d’ordre économique surtout.
L’ivoirité est l’aspect politique de la question. Et je dirais un aspect politicien. Mais les vrais enjeux sont économiques. La Côte d’Ivoire avait vingt cinq millions d’hectares de forêts à l’indépendance en 1960. Avec une population de quatre millions d’habitants. Quarante ans plus tard, elle n’a plus que trois millions d’hectares de forêts. Avec une population égale à près de quinze millions d’habitants. Peu de ressources avec un nombre important de populations. C’est la raison pour laquelle je dis que l’ivoirité n’est pas la seule source de la crise ivoirienne.
La question foncière est une question fondamentale, à travers laquelle Bétés et Baoulés sont continuellement en conflit sur le terrain. Des ethnies qui sont des ethnies de souche, encore que cela soit discutable. N’oublions pas que les Baoulés font partie du groupe Akan, qui vient de Koumassi, et donc du Ghana. Les Bétés, ce sont aussi les Didaïs. On trouve un prolongement de ces populations jusqu’au Liberia. Il y a donc entre différentes populations ivoiriennes des conflits de la terre. Entre les Ivoiriens et ceux qu’on appelle les allogènes [les Burkinabés].
En 1998, l’Assemblée nationale a adopté la loi foncière qui interdit la vente de terrain à des étrangers et une question grave se pose : aucun étranger, propriétaire de terre, ne peut transmettre par voie successorale cette terre à son enfant. Ce qui est une grave atteinte aussi au droit de propriété.
Tout cela pose aussi la question du code de la nationalité. Des personnes nées en Côte d’Ivoire, de père étranger mais dont les familles sont en Côte d’Ivoire depuis au moins cent ans parce que n’oublions pas que les populations dites » étrangères « , qui sont de la sous-région, essentiellement du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée, sont des populations qui ont été déplacées par le colonisateur pour pouvoir défricher les immenses forêts ivoiriennes. La politique ivoirienne de l’époque d’Houphouët Boigny prônait aussi l’ouverture. Et cette ouverture se traduit par un appel à la main d’ouvre étrangère, essentiellement issue de la sous-région.
Plusieurs générations issues de ces populations sont sur place et n’ont pas le statut d’Ivoirien. Aujourd’hui, on se trouve dans une situation paradoxale, où on vous dit qu’il y a près de 28 % de la population qui serait étrangère. Mais dans ces 28 %, vous verrez que beaucoup sont nés sur place, c’est-à-dire sur le sol ivoirien depuis plus d’une génération. C’est la raison pour laquelle le code foncier est un problème, tout comme le code de la nationalité. La définition du statut de réfugié aussi est un problème. De sorte que tout cela constitue les vrais enjeux, avec en toile de fond les problèmes économiques. Ainsi de la privatisation qui est intervenue et qui a conduit à la suppression de la caistab, qui rapportait des milliards Ceci a entraîné une véritable crise de la filière du cacao et du café qui, aujourd’hui, est dominée par des multinationales n’ayant d’autres soucis que le profit et le rapatriement des immenses sommes d’argent, constituant des bénéfices allant vers d’autres cieux. La crise économique exacerbe la relation entre les Ivoiriens. En même temps, l’étranger est vu désormais comme étant la source de tous les maux. Il y a une sorte de haine qui s’est constituée à son égard.
Cette situation ivoirienne rejoint d’autres situations de conflits qui minent l’Afrique et la mettent dans tous ses états.
Les conflits qui existent en Afrique sont tous circonscrits dans des pays où il y a des richesses. En Sierra Leone, il y a le diamant. Il y aussi la forêt. Au Liberia, idem, il y a le diamant. Au Congo, qui est un scandale géologique, vous avez tout. Du coltane, du cobalt, du manganèse et du diamant. En Angola, vous avez du diamant et du pétrole. À l’origine de nombreux conflits en Afrique, il y a une odeur de pétrole et de richesses. Dans les pays pauvres, le problème se pose différemment. C’est pour ça que j’insiste sur ce fait. Derrière les instrumentalisations ethniques, il y a des enjeux économiques énormes. Et ces enjeux amènent certains à chercher le contrôle du pouvoir politique, afin de mieux contrôler le pouvoir économique ensuite. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de construire en Afrique un nouveau cadre sur la base des valeurs de la démocratie.
Un enchaînement dramatique
trois régimes ivoiriens se sont succédé depuis décembre 1999. Aucun n’a réussi, cependant, à sceller durablement une concorde nationale tournée vers l’avenir. Au moment de son renversement par une poignée de militaires que personne n’attendait, le président Konan Bédié se sentait plus fort que jamais dans le choix politique délibéré d’une confrontation (qu’il s’imaginait devoir être victorieuse) avec Alassane Ouattara et son parti. Il se permettait même de résister à des pressions françaises dans le sens de la clémence. Puis la junte militaire, rêvant d’un néo-houphouétisme couvert d’une rhétorique de fraternité nationale, était finalement victime de ses divisions internes comme de son impopularité croissante, dans un pays livré à l’anarchie et de plus en plus isolé du monde extérieur. La IIe République civile, sous la conduite de Laurent Gbagbo, confirmait enfin son hostilité foncière à ADO, rejeté ainsi de la vie politique locale pour la troisième fois en un an.
ce type de comportement obsessionnel est suicidaire pour un pays comme pour un individu. La tentative de coup d’Etat du 8 janvier 2001 à Abidjan l’a confirmé. Mais, sur place, la surenchère anti-« Alassanistes » et « Nordistes » n’en continue pas moins, et se nourrit toujours de l’impopularité effective de l’ancien Premier Ministre. Son image, associée à celle des institutions de Bretton Woods et à leur politique, subit durablement le contrecoup de l’appauvrissement, depuis 1994, des salariés urbains, puis celui, plus tardif (1997-98), des planteurs ruraux (avec la réforme du système de commercialisation du cacao, couplée à une chute des cours mondiaux).
Que des mesures de réforme sectorielle aient été indispensables dans leur principe, et que la Côte-d’Ivoire soit effectivement ruinée, avec une dette extérieure record de 15 milliards de dollars (une fois et demie le Produit national brut), ne peut convaincre cependant — au delà de la difficulté des explications techniques — aucune des catégories mécontentes de leur sort. Elles s’étaient habituées, dès la colonisation, à l’omniprésence d’un Etat paternaliste et protecteur, dont l’affaiblissement est la cause primordiale de cet enchaînement dramatique.
C’est bien la crise de l’Etat, sous sa forme immédiatement post-coloniale, qui est au fond de la tragédie ivoirienne. Faute de mieux, sans doute, les citoyens désorientés se tournent vers des pôles de stabilité sociale. Ceux-ci ne peuvent être, dans le milieu local, que des groupes ethnico-culturels mythifiés et recomposés, ou encore des identités confessionnelles renforcées, mais aussi plus extérieures que profondes. Ce nouveau climat de violence, tout autant psychologique que physique, fait également bourgeonner, d’une manière très inquiétante, diverses catégories antagonistes d’éléments armés : factions militaires plus ou moins en rupture de ban, gendarmerie devenue le pilier du régime civil, chasseurs traditionnels, milices de jeunes des différents partis, colonnes venues de l’extérieur.
La descente aux enfers de la Côte-d’Ivoire ne fait peut-être que commencer.
vabe charles/consultant en stratégie et expert en communication