C’est l’histoire d’une rencontre spirituelle entre un gamin de la génération « pixel », et l’une de ces étoiles panafricaines apparue dans les années 1980 dans les cieux de la Haute-Volta, devenue Burkina Faso, d’où elle a éclairé toute l’Afrique.
Le premier, Pierre-Christophe Gam, est un artiste pluridisciplinaire camerounais au style moderne et raffiné dont le graphisme emprunte à l’esthétique du jeu vidéo et de l’univers du luxe, où il a fait ses classes. Le second, figure hiératique, leader révolutionnaire et visionnaire à la vie courte dont le spectre plane toujours sur le continent : Thomas Sankara.
Interpeller la « génération Kanye West »
A quoi ressemblerait le Burkina Faso, voire l’Afrique, si le plus jeune président de la planète en 1983 n’avait été assassiné quatre ans plus tard à l’âge de 37 ans ? Une question qui taraude Pierre-Christophe Gam, convaincu que ce pays enclavé d’Afrique de l’Ouest aurait été un laboratoire heureux de l’écologie, de l’autoproduction agricole en vue d’une autosuffisance alimentaire, de la lutte contre la corruption ou encore de l’émancipation de la femme. Autant de thèmes chers à Thomas Sankara qui ont inspiré et nourri l’imaginaire de l’artiste.
Pierrre-Christophe Gam mûrit son œuvre tout en poursuivant un autre projet : Afropolis, une sublime ville imaginaire incarnant une renaissance africaine, qu’il présente lors d’une soirée mémorable à Art Basel, en 2015.
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Mais Sankara hante son esprit. La même année, le jeune homme de 34 ans rend les clés de sa galerie d’art à Londres où il cesse d’officier comme directeur artistique de marques de luxe. Il s’éloigne aussi des mondanités arty de Lagos, carrefour nigérian de l’art contemporain en Afrique où il avait ses habitudes, et prend la route. Le Burkina Faso d’abord puis des pays voisins avant de rejoindre le Cameroun où il s’entretient en 2016 avec Mariam Sankara, la veuve de l’ancien président. Il s’isole ensuite trois mois durant dans un village qui dégringole vers l’océan. Là, il se met à créer, à méditer les discours et les écrits du héros panafricain, à penser ce puissant mythe, à imaginer une mise en scène des messages du leader qui interpellera aussi « la génération Kanye West », comme il dit.
Un « martyr » trahi par son meilleur ami
« Sankara était dans une mission sacerdotale avec une pureté radicale qui me fascine. Pour moi, sa vie est de l’ordre du religieux. Je le vois comme un martyr, un prophète qui a été trahi par son frère et ami », explique Pierre-Christophe Gam. Dans ce registre mystique, l’artiste accouche d’une œuvre parsemée de références bibliques, faite de collages, de dessins, de photographies, de design pixelisé, de tissus wax aux couleurs vives… Un chemin de croix qui démarre avec les cinq « grands travaux » du « Che Guevara d’Afrique » présentés comme des réalisations du Christ : « Consommez ce que vous produisez », « Bataille du rail », « Education pour tous », « Emancipation de la femme », et « Autosuffisance alimentaire ». Sur ce dernier point, Sankara avait démontré sa capacité à tacler l’un des maux du continent. « Il a vaincu la faim. Il a fait que le Burkina, en quatre ans, est devenu alimentairement autosuffisant », dira Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation de l’ONU.
Dans les œuvres de Pierre-Christophe Gam, les mots de Sankara résonnent comme des slogans, des mottos toujours d’actualité en faveur de la défense de la nature, de l’Homme, d’une véritable indépendance africaine, fustigeant la fraude et les abus d’un impérialisme qu’il abhorrait.
« Critique à l’égard du pseudo-africanisme de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), il se montre encore plus hostile aux interférences américaines et européennes dans les affaires africaines (…) Sankara estime que les Africains doivent réapprendre à aimer leur continent, et à en être fiers », rappelle l’historien Amzat Boukari-Yabara dans son ouvrage Africa Unite ! (La Découverte, 2014).
L’homme intègre
Dans un coin de l’installation de Pierre-Christophe Gam s’échappe une voix douce et déterminée. Celle de Thomas Sankara qui fustige la dette et les institutions de Bretton Woods dans un discours historique prononcé en juillet 1987 à la tribune de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), à Addis-Abeba. Lui qui méprisait les aides au développement qui « installent dans nos esprits des réflexes de mendiant ». Quitter à oser refuser de régler la dette dont les « origines remontent aux origines du colonialisme », disait-il. « Si le Burkina tout seul refuse de payer la dette, je ne serai pas là à la prochaine conférence », avait-il déclaré à l’OUA. Trois mois plus tard, Thomas Sankara est assassiné. Sa mise à mort est soigneusement mise en scène par l’artiste avec un zeste de subversion.
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On y croise ainsi une ancienne première dame du Burkina Faso, pulpeuse et lascive, une bouteille de champagne remplie de sang à la main : la « pute de Babylone ». Dans ce tableau, on reconnaît la silhouette de Blaise Compaoré, l’ami, le « Judas », soupçonné d’avoir joué un rôle dans l’assassinat de Sankara à qui il succédera à la tête du Burkina Faso. Une des œuvres de Pierre-Christophe Gam revisite la Sainte Cène pour conter la trahison. On discerne le visage fermé de Félix Houphouët-Boigny, qui présidera à la destinée de la Côte d’Ivoire voisine de 1960 à 1993, en osmose avec la France. On distingue le profil concentré de François Mitterrand et le physique de mercenaires blancs distribués dans les tentacules d’une pieuvre machiavélique incarnant ce que certains ont nommé la Françafrique. Enfin, un sosie de Thomas Sankara finit crucifié.
« Je traite ces bouts de vie de Thomas Sankara comme des Evangiles apocryphes », dit Pierre-Christophe Gam depuis Le Cap, en Afrique du Sud. Il y présente pour la première fois son œuvre intitulée « L’homme intègre » lors de l’Art Africa Fair qui se déroulera du 24 février au 5 mars. Son œuvre audacieuse ressuscite un mythe, celui de l’espoir, de la lutte, d’une Afrique émancipée et épanouie qui contribuerait à un monde meilleur.
joan tilouine