Il y a quelques jours, j’écrivais sur Facebook que dans la situation actuelle, il est clair que le régime togolais ne croit pas au dialogue, et franchement personne n’y croit. Il faut donc qu’on arrête cette mascarade et qu’on passe au « Plan B. » Moins d’une heure plus tard, une dizaine de mes amis m’avaient contacté (en privé) pour me dire qu’ils étaient d’accord avec mes propos. En général, ils avaient tous formulé des réserves quant aux vertus de la non-violence dans la lutte pour l’alternance. Certains estimaient que seule la lutte armée peut débarrasser le Togo de son régime liberticide et obscurantiste. À chacun d’eux, j’ai expliqué que le « Plan B » auquel je faisais allusion était plutôt une diversification de la lutte non-violente, pas une lutte armée. Grande était leur déception. Il est vrai que dans une situation aussi désespérante que celle du peuple togolais, soutenir encore et toujours que « Assigbaloo » ou manifestation aux mains nues est une bonne recette, c’est très souvent s’attirer des critiques acerbes de ceux pour qui la révolte débutée le 19 août aurait déjà dû aboutir.
Les leaders de la coalition de l’opposition l’ont dit et répété : la révolte populaire du peuple togolais est non-violente à l’instar de la lutte menée par le Mahatma Ghandi en Inde, Martin Luther King aux États-Unis et Nelson Mandela en Afrique du Sud. Mais tout en se tenant toujours prêts à sortir dans la rue, beaucoup de Togolais doutent encore de l’efficacité de « Assigbaloo ». Sur les réseaux sociaux, il y en a qui soutiennent que c’est parce que le régime est conscient de l’inefficacité de la non-violence qu’il accepte même d’encadrer les manifestations. C’est peut-être vrai, mais je crois pour ma part que le pouvoir le fait parce que justement il ignore tout de l’efficacité de la non-violence. Il y a, selon moi, deux raisons importantes pour lesquelles la non-violence est appropriée pour la lutte actuelle.
Face à un adversaire naturellement violent et foncièrement de mauvaise foi comme le régime togolais, la non-violence est une bonne recette en ce sens qu’elle lui ôte les moyens sur lesquels il compte le plus, en même temps qu’elle génère beaucoup plus de sympathies envers une cause que ne le ferait une lutte armée. Elle diminue ou enlève à l’adversaire sa légitimité morale. Si les opposants togolais avaient décidé de prendre les armes au lendemain du 19 août 2017 comme le régime a voulu le faire croire, ils auraient perdu le capital de sympathie dont ils jouissent aujourd’hui. La grande diaspora n’aurait pas manifesté pour soutenir des groupes armés. C’est pour pousser l’opposition dans la lutte armée que l’une des éminences grises du régime, le sieur Trimua, avait lâché qu’il fallait prendre les armes pour changer le régime. Ces propos n’étaient pas accidentels ; bien au contraire, ils exprimaient un état d’esprit au sein d’un régime autocratique pour lequel la violence est la seule méthode d’échange avec les citoyens.
Une autre réalité typiquement togolaise plaide en défaveur de la lutte armée : l’unité d’action de l’opposition. C’est la première fois en 27 ans de lutte que l’opposition agit de concert sur une durée de plus d’un mois, sans que deux des acteurs ne créent une coalition parallèle pour servir d’intermédiaire ou de charnière entre leurs collègues « radicaux » et le régime. C’est le choix de la non-violence qui fait la longévité de la coalition (malgré les couacs et les malentendus facilement surmontables). La coalition existe parce que ses membres ont compris qu’aucun d’entre eux ne peut seul affronter et venir à bout du régime. Dans le cadre d’une lutte armée, un membre a besoin de s’imposer nécessairement et pour cela, il doit affaiblir les autres pour en faire des lieutenants ou même les éliminer. Les petits groupes qui refuseraient de jouer les seconds rôles vivent dans la crainte d’un anéantissement soit par le régime qu’ils combattent, soit par un autre groupe opposé au régime. Dans l’environnement actuel, aucun parti ne gagnerait à affaiblir les autres. De plus dans une lutte armée, aucun des groupes ne lutte véritablement pour le peuple dont tous se réclament ; tous les groupes luttent avant tout pour prendre le dessus, contrôler un territoire et exploiter et trafiquer ses ressources ; la cause nationale est reléguée au second plan.
Bref, même si elle n’est pas nouvelle, la méthode « Assigbaloo » a révolutionné la réalité politique togolaise. C’est une raison suffisante pour ne pas y renoncer, mais il urge d’adopter d’autres moyens de lutte en plus des marches traditionnelles. La lutte du peuple togolais est complexe, c’est pourquoi il faut s’inspirer de la complexité des méthodes utilisées par Ghandi, Martin Luther King et Mandela. Cela n’est pas une tâche exclusivement réservée à l’opposition, c’est un exercice collectif dans lequel l’opposition doit montrer la voie.
Ben YAYA